Par Laurent Arnou
La révélation par Intelligence Online de la création par la DGA et l’Académie de défense de cinq commissions dédiées à l’intelligence économique ne doit rien au hasard. L’époque impose de nouvelles priorités : supply chains fracturées, compétition technologique exacerbée, pressions extraterritoriales, influence informationnelle omniprésente. La défense française se trouvait en première ligne sans socle structuré. Elle se dote enfin d’un cadre commun, de méthodes, de référentiels et d’outils pour harmoniser les pratiques des acteurs publics et privés du secteur.
L’intérêt, ici, n’est pas cosmétique. L’appareil de défense reconnaît explicitement que veille, influence, sûreté informationnelle et gestion stratégique de l’information sont désormais des briques aussi essentielles que l’ingénierie ou la maîtrise d’ouvrage. La création d’une commission dédiée à l’influence est particulièrement révélatrice de la mutation en cours. La guerre économique se joue aussi sur les récits, les perceptions, les alliances et les signaux faibles. La DGA admet qu’il faut la traiter comme une compétence opérationnelle.
Pourquoi la défense bouge maintenant
Ce choix arrive dans un contexte international où les rivalités de puissance brouillent la frontière entre menace militaire, contrainte économique et pression réglementaire. Le renseignement économique est devenu un instrument de projection stratégique, utilisé autant dans la concurrence industrielle que dans la diplomatie.
Les ingérences ciblant les sous-traitants de la défense se multiplient. Les attaques cyber visant les PME technologiques explosent. Les tentatives de prédation, les rachats hostiles et les manipulations informationnelles ne relèvent plus de la fiction. La défense, qui dépend d’un tissu industriel souvent fragile, ne peut plus se permettre une approche dispersée ou réactive. En internalisant l’intelligence économique comme une fonction, elle anticipe les crises plutôt qu’elle ne les subit.
Un signal direct aux PME de la base industrielle et technologique de défense
Les sous-traitants de la défense n’ont plus vraiment le choix. La montée en maturité de la DGA aura un effet immédiat sur les exigences contractuelles. Les PME devront prouver leur capacité à protéger leurs informations sensibles, cartographier leurs risques, sécuriser leurs flux, renforcer leurs processus de veille et intégrer la gestion de crise comme un pilier de pilotage. Le discours “on est trop petits pour intéresser quelqu’un” ne tiendra plus. Les chaînes d’approvisionnement d’un système d’armes sont aussi solides que leur maillon le plus faible. La DGA passera au crible ces maillons.
Mais c’est aussi une opportunité : celles qui se structureront en amont prendront un avantage concurrentiel réel. Dans un marché où l’innovation est rapide et les risques systémiques permanents, les entreprises capables d’anticiper plutôt que de réagir seront naturellement favorisées.
Et les autres secteurs stratégiques dans tout ça ?
C’est là que le débat devient intéressant et un peu gênant. Car si la défense avance, beaucoup d’industries essentielles à la souveraineté restent dans le déni ou dans l’incantation.
L’aéronautique, l’énergie, la santé, les mobilités, l’agro-industrie, la fintech ou les télécoms sont exposés à des niveaux de pression géoéconomique similaires, parfois supérieurs. Les campagnes d’influence visant à orienter des réglementations, les opérations de prédation sur les startups stratégiques, les vols de données sensibles, les manipulations informationnelles visant les chaînes logistiques ne sont plus des anomalies, mais un bruit de fond permanent.
Pourtant, dans beaucoup d’entreprises, l’intelligence économique reste périphérique, financée par intermittence, diluée dans des directions qui n’ont ni les outils, ni la culture, ni la légitimité pour en faire un levier stratégique. Certains secteurs s’en remettent encore à la conviction que “le marché décidera”, comme si l’économie mondiale n’était plus conditionnée par la pression normative, la puissance des plateformes, les opérations d’influence et les rapports de force.
Une normalisation inévitable : l’IE comme fonction d’entreprise
La question n’est plus de savoir si les autres industries devront suivre le mouvement, mais quand.
Après la DGA, il sera difficile pour un groupe du CAC 40 ou une filière stratégique de justifier l’absence d’une fonction Intelligence économique ou Influence structurée, dotée de moyens, d’outils et d’une place claire dans la gouvernance.
La maturité française reste encore inégale, mais l’étalon vient de se déplacer. La défense montre que l’IE ne se réduit pas à un tableau de bord de veille ou à un abonnement à des alertes réglementaires. C’est une manière d’armer l’entreprise face à un environnement géoéconomique où l’information est devenue un champ de bataille.
Un appel à la transformation des chaînes industrielles françaises
Ce mouvement oblige à reposer une question simple : dans une économie mondialisée, qui peut encore se permettre de ne pas maîtriser ses risques, son exposition informationnelle et son influence stratégique ?
Les PME qui fournissent des pièces pour les satellites, les groupes qui développent des médicaments innovants, les acteurs de l’énergie renouvelable, les entreprises du numérique, toutes sont exposées à des ingérences qui ne disent pas leur nom. Les organisations qui consolideront une fonction IE ouverte, offensive et intégrée à la stratégie deviendront plus résilientes, plus lisibles et plus aptes à capter les opportunités.
L’initiative de la DGA pourrait bien servir de déclencheur. Si la défense considère l’intelligence économique comme une fonction indispensable, c’est qu’elle mesure le coût réel de la naïveté stratégique. Les autres secteurs n’ont plus vraiment d’excuse.
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